Devoir de mémoire : le souvenir de 1914 dans plusieurs exposition – Guy Duplat

On commémore en 2014 le centième anniversaire de la Première Guerre mondiale, la « Grande Guerre », disait-on avant de se rendre compte que « Grande » n’a pas de sens. Ce fut une guerre immonde qui fit dix millions de victimes mais certainement aussi des dizaines de millions de blessés et de traumatisés dans leur chair et leur esprit.

Le magnifique dernier prix Goncourt, « Au revoir, là-haut » de Pierre Lemaitre, racontait l’histoire de deux « gueules cassées » broyées par la guerre, et a bien montré que, loin des histoires officielles de gloire et de batailles, les guerres sont d’abord des tragédies qui touchent des hommes et des femmes devenus des chairs à canon.
En 1957 déjà, Stanley Kubrick dans « Les sentiers de la gloire », avait montré la bêtise mortelle d’une guerre.
En ouverture de cette année de commémoration, il faut visiter l’exposition « Guerre et Trauma », au musée du docteur Guislain à Gand (explications en français). Installé dans un hôpital psychiatrique toujours en activité, ce musée s’est penché sur les traumatismes psychologiques et psychiatriques liés à la guerre, à travers un grand nombre de peintures, dessins et photographies souvent saisissantes. On sort de l’exposition ému par cette suite de drames humains. Si elle démarre sur la guerre de 14-18, elle continue jusqu’à aujourd’hui, montrant que les guerres d’Irak, de Syrie et d’ailleurs produisent toujours les mêmes traumatismes que ceux de la « Grand Guerre ».
« The Sacrifice »
On peut déjà mettre en avant six œuvres marquantes : d’abord, « The Sacrifice », tout un mur couvert de soixante photographies noir et blanc, grand format, mises bout à bout, de James Nachtwey, le grand photographe de guerre qui a photographié, en gros plan, des tables d’opération dans des hôpitaux de fortune pendant la guerre en Irak. Ce ne sont que blessures, chairs en bouillie, tentatives de cautérisation. Un peu plus loin, Alfredo Jaar montre l’opposé, avec ses grandes photographies couleur si émouvantes, de deux garçons, les bras enlacés, assistant à une cérémonie de souvenir du génocide rwandais.
Un film pris en 14-18, montre un soldat atteint d’ »obusite » : une maladie mentale qui suscitait des insomnies, des cauchemars, des tremblements irrépressibles. Une conséquence d’avoir vu ses copains déchiquetés par un obus ou de n’avoir évité la mort que par miracle. Un autoportrait de Rik Wouters, de 1915, le regard halluciné, car il se souvient du front à Liège : « la vue terrible de tous ces jeunes gens décédés m’a rendu fou », dit-il. Son regard annonce celui, vide, effrayant de peur, du soldat de la guerre du Vietnam, tout en boue, pris par Dan McCullin. Enfin, dans ce premier tour, on peut évoquer ces petits croquis d’Arpaïs du Bois, fille d’un déporté à Dachau, qui tente par ses esquisses de donner forme aux cauchemars que son père est incapable d’exprimer.
Lâches ou héros ?
La reconnaissance des traumatismes psychiques fut lente à se faire. Durant la Première Guerre mondiale, ceux qui furent touchés par « l’obusite » étaient traités de simulateurs, de lâches, de déserteurs et parfois, fusillés comme tels. Ceci plaça les dirigeants militaires devant un dilemme : s’agissait-il de victimes d’un véritable traumatisme ou simplement de lâches espérant ainsi être éloignés de la terreur du front ? Fallait-il les évacuer ou plutôt les renvoyer au combat ? Et comment soigner efficacement ce mal ?
Durant la Première Guerre mondiale, les Anglais et les Français font simplement passer au peloton d’exécution les terrorisés en tant que « lâches » et « mutins », comme dans l’Affaire des caporaux de Souain. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le général George Patton a giflé un soldat terrorisé en le traitant de lâche avant d’être obligé de lui présenter des excuses au cours d’une cérémonie publique.
L’exposition sous-titrée « Des soldats et des psychiatres 1914-2014 » s’arrête aussi sur des conflits plus récents du siècle passé. Comment un psychiatre traite-t-il aujourd’hui un soldat atteint du syndrome de stress post-traumatique ? Celui-ci est-il mieux compris ? Et quel regard les correspondants et photographes de guerre portent-ils sur les violences de guerre et les souffrances psychiques ?
Les soldats américains rentrant de la guerre du Vietnam ne savaient pas s’ils seraient accueillis par leur entourage comme des héros après les mois d’horreur qu’ils avaient vécus, ou comme des salauds après les innombrables manifestations anti-guerre, aux Etats-Unis.
Dans les années 70, dans la foulée des traumatismes de la guerre du Vietnam, on remarqua la similarité entre les cauchemars et le surgissement inopiné d’images terrifiantes chez les femmes victimes de viol et les symptômes des anciens combattants souffrant de névroses traumatiques de guerre. Les victimes de viols ou d’abus sexuels intrafamiliaux souffraient des mêmes symptômes de stress post-traumatique, le SSPT.
André Masson n’a pu dessiner les batailles qu’il vécut dans la Somme, que 15 ans après la guerre. Dans les années 70, un médecin tenta de faire parler (et pleurer) une victime des camps par un traitement au LSD.
Les malades exterminés
Le pire bien entendu, fut le traitement imposé par les nazis aux malades psychiatriques exterminés dans les camps, ou laissés dans les hôpitaux, sans nourriture, mourant de faim (même en France, on dit que Camille Claudel mourut de faim pendant la guerre dans l’hôpital psychiatrique d’Avignon). L’exposition à Gand montre nombre de dessins venus de la collection Prinzhorn, de patients psychiatriques exterminés pendant la Seconde Guerre mondiale.
L’exposition du musée du docteur Guislain multiplie les images fortes et signifiantes, comme les tableaux actuels de Ronald Ophuis sur le massacre de Srebrenica, donnant des images sur cette ignominie cachée. Eric Manigaud propose un grand dessin d’une gueule cassée tandis que Philip Gurrey peint le portrait d’un homme qui n’a plus qu’un œil, mais qui nous fixe étrangement.
Eleanor Cook a reconstitué, en cire, grandeur nature, un orchestre de militaires aux gueules fracassées. Jan Van Riet, comme il le fait à la caserne Dossin, a peint en couleurs, leur redonnant vie, les visages de déportés partis de Malines vers les camps de la mort.
Et on retrouve les plus grands photographes : Robert Capa, Manuel Alvarez Bravo, Don McCullin, Marc Riboud ou Teun Voeten et les photographes belges de la guerre : Stephan Van Fleteren en Afghanistan, Tim Dirven en Afghanistan ou à Guantanamo, Gaël Turine à Kaboul, Roger Job au Rwanda. On y revoit la photo d’Eddie Adams d’une exécution sommaire en pleine rue à Saigon, ou la photographie par Christine Spengler de Pnom-Penh bombardée et transformée en champ de la mort.
L’exposition n’oublie pas que la violence commence près de chez nous. Marina Abramovic et son compagnon Ulay, le montrent avec leur « jeu de la mort » où ils tirent sur un arc dont la flèche est pointée vers le cœur d’Abramovic. Et un film très drôle de Bruce Nauman montre comment une blague idiote (tirer la chaise de quelqu’un qui veut s’y asseoir) peut dégénérer en la pire violence.
Il reste alors à affronter le regard d’une petite fille violentée tenant son jouet, peint par He Sen et les corps accrochés au plafond, à l’envers, de Zhang Dali.
Cette exposition a aussi un pendant à Ypres au musée « In Flanders Fields » où elle se concentre sur les soins apportés aux blessés durant la Première Guerre mondiale.
« Guerre et trauma, des soldats et des psychiatres, 1914-2014 », Musée du Dr Guislain, Gand, jusqu’au 30 juin. Du mardi au vendredi, de 9h à 17h, et le week-end, de 13h à 17h. www.museumdrguislain.be

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La guerre de 14
Sans surprise, un point fort de l’année sera la commémoration de la Grande Guerre. Déjà, il ne faut pas rater les expositions en cours, et très impressionnantes : « Guerre et trauma » au musée Guislain de Gand (jusqu’au 30 juin) qui s’arrête sur divers conflits du vingtième siècle en plaçant toujours l’accent sur cette branche spécifique de la médecine qu’est la psychiatrie. Et celle sur Otto Dix, Georg Grosz et Dirk Braeckman à Namur, au musée Rops et à la maison de la culture (jusqu’au 5 janvier !).
Mais il y en aura bien d’autres. Le musée M de Leuven, à partir du 20 mars, propose une exposition « Art et culture en période de conflit » avec pour thème central le sort du patrimoine artistique et culturel en période de conflit. L’incendie de la bibliothèque universitaire de Louvain à l’été 1914 s’y prête particulièrement. Aujourd’hui, les crimes contre l’art restent, plus que jamais, une réalité.
Le Louvre-Lens aussi consacrera son expo de l’été, à partir du 28 mai, aux « Désastres de la guerre » : elle présentera un riche ensemble de représentations nées du désenchantement face à la guerre avant tout considérée comme pourvoyeuse de malheurs depuis le début du XIXe siècle jusqu’à nos jours. Avec 400 œuvres et 170 artistes.
A Bonn, à la Bundeskunsthalle, on peut encore découvrir, jusqu’au 23 février, la passionnante expo ‘1914’, la première à examiner à travers quelque 300 œuvres de 60 artistes le sort de l’art moderne dans le contexte de la Grande Guerre et à le présenter au grand public. Faut-il rappeler le lourd tribut payé par les artistes à la guerre, avec, ce n’est qu’un exemple, August Macke tué au front dès le début du conflit, suivi par Franz Marc tombé à Verdun.
A Londres, la Tate Modern consacrera plus tard une grande exposition à la guerre : comment les artistes revisitent les lieux de guerre. A partir du 19 novembre.